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En
1804, Arthur Schopenhauer, âgé de 16 ans à l'époque, visite Paris
avec ses parents et apprend l'histoire d'un enfant de son âge, l'enfant
sauvage de l'Aveyron.
C'est ainsi qu'on appelait un jeune garçon qui [...] avait été
trouvé à l'âge de neuf ans dans les bois de la région. Un terrible
coup du sort l'avait séparé de ses parents dans sa plus tendre enfance,
peut-être même avaient-ils été tués, et, prodige inouï, il était resté
en vie. Seul dans cette région sauvage et déserte, privé de soin et
de protection, sans abri, livré à la furie des éléments et au changement
des saisons, il grandit comme les animaux de la forêt. C'est ainsi
qu'on trouva ce pauvre enfant, mais sans que rien n'indique, ne fût-ce
que vaguement, qui étaient ses parents. [...] La nouvelle de sa découverte
fut connue dans toute la France. (Johanna Schopenhauer, Journal,
1804)
Ce sont les
textes de Bonnaterre, professeur d'histoire naturelle à l'École
Centrale de Rodez, de Virey, naturaliste, de Pinel, médecin et psychiatre,
et d'Itard, médecin de sourds-muets, qui ont fait connaître en détail
l'histoire de cet enfant sauvage.
Mais seul ce dernier entreprend son éducation, d'abord à l'Institution
Nationale des sourds-muets (car on croyait reconnaître des ressemblances
entre le sauvage et les sourds-muets), puis chez lui, soutenu par
Madame Guérin, qu'il emploie comme gouvernante de l'enfant. Contrairement
à Pinel, Itard, fortement influencé par la philosophie de Locke
et de Condillac, était persuadé que le sauvage de l'Aveyron était
bien moins un adolescent imbécile qu'un enfant de dix ou douze mois,
et un enfant qui aurait contre lui des habitudes antisociales, une
opiniâtre inattention, des organes peu flexibles, et une sensibilité
accidentellement émoussée (Itard, Mémoire, 1801).
L'éducation
qu'il lui donne a le même fondement pédagogique que celle des enfants
dans les Écoles Centrales: l'élève et ses connaissances ainsi que
ses besoins spécifiques constituent le point de départ de toute
méthode d'enseignement. Pourtant, il y a une différence fondamentale
entre les élèves des Écoles Centrales et l'enfant sauvage: alors
que les premiers disposent déjà d'un certain niveau dans leur développement
physique, intellectuel et langagier quand ils entrent, à l'âge de
douze ans, à l'École Centrale, l'enfant de la forêt, qui
a le même âge, est extrêmement retardé et commence pratiquement
à zéro.
Lecteur passionné
de Condillac, Itard essaie de vérifier les théories de ce philosophe.
Celui-ci avait essayé de démontrer que les idées venaient des sensations
et se développaient en fonction de nos besoins, que les signes étaient
constitutifs pour la pensée et qu'il était indispensable pour l'homme
de vivre dans la société d'autres hommes pour pouvoir progresser
dans ses connaissances. C'est sur cette base qu'Itard formule cinq
vues principales pour l'éducation de l'enfant sauvage:
Première
vue: L'attacher à la vie sociale, en la lui rendant plus douce que
celle qu'il menait alors, et surtout plus analogue à la vie qu'il
menait alors, et surtout plus analogue à la vie qu'il venait de
quitter.
Deuxième
vue: Réveiller la sensibilité nerveuse par les stimulants les plus
énergiques, et quelquefois par les vives affections de l'âme.
Troisième
vue: Étendre la sphère de ses idées en lui donnant des besoins nouveaux,
et en mulitpliant ses rapports avec les êtres environnants.
Quatrième
vue: Le conduire à l'usage de la parole, en déterminant l'exercice
de l'imitation par la loi impérieuse de la nécessité.
Cinquième
vue: Exercer pendant quelque temps sur les objets de ses besoins
physiques les plus simples opérations de l'esprit, et en déterminer
ensuite l'application sur des objets d'instruction.
Itard constate
de nombreux succès dans le développement de l'enfant, mais il est
particulièrement attaché à la quatrième vue, car il est convaincu
que seule la parole peut établir un vrai contact entre l'enfant
et lui-même. Dans sa reconstitution de l'origine du langage, Condillac
avait supposé un premier langage constitué de gestes et de cris
spontanés, le langage d'action, lié aux premiers besoins
de l'homme. C'est à partir de ce langage que, selon lui, s'étaient
formés d'abord des sons articulés, puis le langage humain. Les éducateurs
de sourds-muets croyaient reconnaître ce langage d'action
dans le langage de leurs élèves.
Selon Itard,
l'enfant sauvage, qu'il nomme Victor en raison de sa prétendue préference
pour la voyelle 'o', se trouve au niveau du langage d'action
quand il doit apprendre le langage articulé. Itard rapporte:
...j'entendis Victor prononcer distinctement, d'une manière un
peu rude à la vérité, le mot lait qu'il répéta presque aussitôt.
C'était la première fois qu'il sortait de sa bouche un son articulé,
et je ne l'entendis pas sans la plus vive satisfaction. Je fis néanmoins
une réflexion qui diminua de beaucoup, à mes yeux, l'avantage de
ce premier succès. Ce ne fut qu'au moment où, désespérant de réussir,
je venais de verser le lait dans la tasse qu'il me présentait, que
le mot lait lui échappa avec de grandes démonstrations de plaisir;
et ce ne fut encore qu'après que je lui en eus versé de nouveau
en manière de récompense, qu'il le prononça pour la seconde fois.
[...] le mot prononcé, au lieu d'être le signe du besoin, n'était
relativement au temps où il avait été articulé, qu'une vaine exclamation
de joie. Si ce mot fut sorti de sa bouche avant la concession de
la chose désirée, c'en était fait; le véritable usage de la parole
était saisi par Victor; un point de communication s'établissait
entre lui et moi, et les progrès les plus rapides découlaient de
ce premier succès. Au lieu de tout cela, je ne venais d'obtenir
qu'une expression, insignifiante pour lui et inutile pour nous,
du plaisir qu'il ressentait. (Itard, Mémoire, 1801)
Alors que les
élèves de l'École Centrale apprennent à utiliser les mots consciencieusement
en fonction de l'analyse continuelle de la pensée, Victor, en dépit
de toutes les tentatives de son maître pour l'amener à utiliser
la parole, n'arrivera pas à dépasser les premières étapes rudimentaires
de l'articulation. Déçu, Itard constate: ...j'abandonnai mon
élève à un mutisme incurable. (Itard, Mémoire, 1806)
C'est Madame Guérin qui s'occupera de Victor jusqu'à ce qu'il meure
en 1828, délaissé de tous ceux qui avaient espéré trouver en lui
des réponses à leurs questions concernant l'origine des connaissances
humaines.
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