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  6 Le sujet de l'expérience pédagogique: l'enfant sauvage de l'Aveyron  
  Panneau / Wandtafel:  
     
  Illustrations / Bilder:  
 
  • Victor, l'enfant sauvage de l'Aveyron, vers 1800
  • Encore un enfant sage: Arthur Schopenhauer (1788 - 1860), vers 1804
  • Victor buvant un verre d'eau devant la fenêtre. Scène du film "L'enfant sauvage" de François Truffaut (1969).
    Presque toujours à la fin de son dîner, alors même qu'il n'est plus pressé par la soif, on le voit, avec l'air d'un gourmet qui apprête son verre pour une liqueur exquise, remplir le sien d'eau pure, la prendre par gorgées et l'avaler goutte à goutte. Mais ce qui ajoute beaucoup d'intérêt à cette scène, c'est le lieu où elle se passe. C'est près de la fenêtre, debout, les yeux tournés vers la campagne, que vient se placer notre buveur; comme si, dans ce moment de délectation, cet enfant de la nature cherchait à réunir les deux uniques biens qui aient survécu à la perte de sa liberté, la boisson d'une eau limpide et la vue du soleil et de la campagne.
    (Itard, Mémoire, 1806)

 
  Texte / Text:  
 
En 1804, Arthur Schopenhauer, âgé de 16 ans à l'époque, visite Paris avec ses parents et apprend l'histoire d'un enfant de son âge, l'enfant sauvage de l'Aveyron.

C'est ainsi qu'on appelait un jeune garçon qui [...] avait été trouvé à l'âge de neuf ans dans les bois de la région. Un terrible coup du sort l'avait séparé de ses parents dans sa plus tendre enfance, peut-être même avaient-ils été tués, et, prodige inouï, il était resté en vie. Seul dans cette région sauvage et déserte, privé de soin et de protection, sans abri, livré à la furie des éléments et au changement des saisons, il grandit comme les animaux de la forêt. C'est ainsi qu'on trouva ce pauvre enfant, mais sans que rien n'indique, ne fût-ce que vaguement, qui étaient ses parents. [...] La nouvelle de sa découverte fut connue dans toute la France. (Johanna Schopenhauer, Journal, 1804)

Ce sont les textes de Bonnaterre, professeur d'histoire naturelle à l'École Centrale de Rodez, de Virey, naturaliste, de Pinel, médecin et psychiatre, et d'Itard, médecin de sourds-muets, qui ont fait connaître en détail l'histoire de cet enfant sauvage.
Mais seul ce dernier entreprend son éducation, d'abord à l'Institution Nationale des sourds-muets (car on croyait reconnaître des ressemblances entre le sauvage et les sourds-muets), puis chez lui, soutenu par Madame Guérin, qu'il emploie comme gouvernante de l'enfant. Contrairement à Pinel, Itard, fortement influencé par la philosophie de Locke et de Condillac, était persuadé que le sauvage de l'Aveyron était bien moins un adolescent imbécile qu'un enfant de dix ou douze mois, et un enfant qui aurait contre lui des habitudes antisociales, une opiniâtre inattention, des organes peu flexibles, et une sensibilité accidentellement émoussée (Itard, Mémoire, 1801).

L'éducation qu'il lui donne a le même fondement pédagogique que celle des enfants dans les Écoles Centrales: l'élève et ses connaissances ainsi que ses besoins spécifiques constituent le point de départ de toute méthode d'enseignement. Pourtant, il y a une différence fondamentale entre les élèves des Écoles Centrales et l'enfant sauvage: alors que les premiers disposent déjà d'un certain niveau dans leur développement physique, intellectuel et langagier quand ils entrent, à l'âge de douze ans, à l'École Centrale, l'enfant de la forêt, qui a le même âge, est extrêmement retardé et commence pratiquement à zéro.

Lecteur passionné de Condillac, Itard essaie de vérifier les théories de ce philosophe. Celui-ci avait essayé de démontrer que les idées venaient des sensations et se développaient en fonction de nos besoins, que les signes étaient constitutifs pour la pensée et qu'il était indispensable pour l'homme de vivre dans la société d'autres hommes pour pouvoir progresser dans ses connaissances. C'est sur cette base qu'Itard formule cinq vues principales pour l'éducation de l'enfant sauvage:

Première vue: L'attacher à la vie sociale, en la lui rendant plus douce que celle qu'il menait alors, et surtout plus analogue à la vie qu'il menait alors, et surtout plus analogue à la vie qu'il venait de quitter.

Deuxième vue: Réveiller la sensibilité nerveuse par les stimulants les plus énergiques, et quelquefois par les vives affections de l'âme.

Troisième vue: Étendre la sphère de ses idées en lui donnant des besoins nouveaux, et en mulitpliant ses rapports avec les êtres environnants.

Quatrième vue: Le conduire à l'usage de la parole, en déterminant l'exercice de l'imitation par la loi impérieuse de la nécessité.

Cinquième vue: Exercer pendant quelque temps sur les objets de ses besoins physiques les plus simples opérations de l'esprit, et en déterminer ensuite l'application sur des objets d'instruction.

Itard constate de nombreux succès dans le développement de l'enfant, mais il est particulièrement attaché à la quatrième vue, car il est convaincu que seule la parole peut établir un vrai contact entre l'enfant et lui-même. Dans sa reconstitution de l'origine du langage, Condillac avait supposé un premier langage constitué de gestes et de cris spontanés, le langage d'action, lié aux premiers besoins de l'homme. C'est à partir de ce langage que, selon lui, s'étaient formés d'abord des sons articulés, puis le langage humain. Les éducateurs de sourds-muets croyaient reconnaître ce langage d'action dans le langage de leurs élèves.

Selon Itard, l'enfant sauvage, qu'il nomme Victor en raison de sa prétendue préference pour la voyelle 'o', se trouve au niveau du langage d'action quand il doit apprendre le langage articulé. Itard rapporte:
...j'entendis Victor prononcer distinctement, d'une manière un peu rude à la vérité, le mot lait qu'il répéta presque aussitôt. C'était la première fois qu'il sortait de sa bouche un son articulé, et je ne l'entendis pas sans la plus vive satisfaction. Je fis néanmoins une réflexion qui diminua de beaucoup, à mes yeux, l'avantage de ce premier succès. Ce ne fut qu'au moment où, désespérant de réussir, je venais de verser le lait dans la tasse qu'il me présentait, que le mot lait lui échappa avec de grandes démonstrations de plaisir; et ce ne fut encore qu'après que je lui en eus versé de nouveau en manière de récompense, qu'il le prononça pour la seconde fois. [...] le mot prononcé, au lieu d'être le signe du besoin, n'était relativement au temps où il avait été articulé, qu'une vaine exclamation de joie. Si ce mot fut sorti de sa bouche avant la concession de la chose désirée, c'en était fait; le véritable usage de la parole était saisi par Victor; un point de communication s'établissait entre lui et moi, et les progrès les plus rapides découlaient de ce premier succès. Au lieu de tout cela, je ne venais d'obtenir qu'une expression, insignifiante pour lui et inutile pour nous, du plaisir qu'il ressentait. (Itard, Mémoire, 1801)

Alors que les élèves de l'École Centrale apprennent à utiliser les mots consciencieusement en fonction de l'analyse continuelle de la pensée, Victor, en dépit de toutes les tentatives de son maître pour l'amener à utiliser la parole, n'arrivera pas à dépasser les premières étapes rudimentaires de l'articulation. Déçu, Itard constate: ...j'abandonnai mon élève à un mutisme incurable. (Itard, Mémoire, 1806) C'est Madame Guérin qui s'occupera de Victor jusqu'à ce qu'il meure en 1828, délaissé de tous ceux qui avaient espéré trouver en lui des réponses à leurs questions concernant l'origine des connaissances humaines.