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Le cercle d'Auteuil
C'est dans le
salon de Madame Helvétius, qui avait successivement reçu les Encyclopédistes
(Diderot, d'Alembert, d'Holbach) et les savants de la génération
suivante (Condorcet, Turgot etc.), que se forme à Auteuil, à l'époque
de transition entre Lumières et Révolution, le cercle des Idéologues,
dont Cabanis, Destutt de Tracy, Ginguené, Daunou, Volney. En 1778,
le futur médecin Cabanis est présenté à Madame Helvétius, qui l'adopte
comme un fils. Peu après, il s'installe dans sa maison, où il rencontre,
parmi ses invités, Condillac. C'est là le lieu de discussions philo-sophiques
animées avec son ami Destutt de Tracy et les autres membres du Cercle
d'Auteuil, qui renoue avec la tradition du débat philosophique.
La pluralité des problèmes qui y sont discutés se cristallise de
plus en plus autour d'une théorie qui essaie de résoudre tout problème
philosophique à l'aide de la science des idées, créant ainsi l'Idéologie.
C'est Destutt de Tracy qui avait formulé ces réflexions théoriques
lors de son incarcération sous la Terreur et les avait soumises
à la discussion au salon de Madame Helvétius après sa réouverture
postthermidorienne. Pendant les dernières années de l'existence
de ce cercle, Destutt de Tracy le marque de son empreinte plus qu'aucun
autre et devient le chef de file des Idéologues.
Une science
nouvelle - une science universelle?
Comment percevons-nous le monde? Que faisons-nous quand nous pensons
et parlons? Comment raisonnons-nous? Quel rapport y a-t-il entre
les signes et la pensée? Ce sont des questions philosophiques millénaires,
aujourd'hui examinées par les sciences cognitives. C'est sur ces
mêmes questions que se sont penchés les Idéologues. En 1796,
Destutt de Tracy introduit le terme d'Idéologie pour désigner
la science qui essaie d'y répondre, à savoir la science des idées.
Cette science, qui poursuit la connoissance de la génération
de nos idées, n'a plus pour objet la connaissance des causes
premières, comme c'était encore le cas chez Condillac, mais de leurs
effets. [...] la connoissance de la génération de nos idées est
le fondement de l'art de communiquer ces idées, la grammaire; de
celui de combiner ces mêmes idées et d'en faire jaillir des vérités
nouvelles, la logique; de celui d'enseigner et de répandre les vérités
acquises, l'instruction; de celui de former les habitudes des hommes,
l'éducation; de l'art plus important encore d'apprécier et de régler
nos désirs, la morale; et enfin du plus grand des arts, au succès
duquel doivent coopérer tous les autres, celui de régler la société
de façon que l'homme y trouve le plus de secours et le moins de
gêne possible de la part de ses semblables (Destutt de Tracy,
Mémoires sur la faculté de penser, 1796). L'Idéologie
se veut distincte de la psychologie et de la métaphysique. Ces deux
dernières sont trop vagues, trop incertaines: la psychologie fait
référence à l'âme et donc à une cause première qu'on ne peut définir
de façon objective, mais seulement à l'aide d'hypothèses; la métaphysique,
elle, concerne quelque chose qui se trouve au-delà de la physique
et est par là opposée aux sciences exactes. C'est pourtant précisément
parmi celles-ci (zoologie, botanique, chimie et physique) que Destutt
de Tracy place l'Idéologie, réunissant ainsi les sciences
humaines et les sciences exactes dans une science de l'homme.
L'idéologie est une partie de la zoologie, et c'est sur-tout
dans l'homme que cette partie est importante et mérite d'être approfondie
(Destutt de Tracy, Élémens d'idéologie, 1801). C'est
elle, enfin, la 'mère' de toutes les sciences: Ainsi on pourroit,
ce me semble, aller jusqu'à dire que la connoissance de l'entendement
est proprement la science unique; que toutes les autres, sans exception,
ne sont que des applications de celle-là aux divers objets de notre
curiosité, et qu'elle doit en être le flambeau (Destutt de Tracy,
Mémoires, 1796). Elle est basée sur l'observation et la description
des faits et va toujours du connu à l'inconnu. La fondation de la
Société des observateurs de l'homme en 1799 est un exemple
de la mise en œuvre de la science idéologique: toutes les branches
de la science de l'homme y sont représentées. C'est un de ses membres,
le médecin Philippe Pinel, qui, en 1800, donnera un rapport défavorable
sur le sauvage de l'Aveyron.
Qu'est-ce
qu'un Idéologue?
Cabanis, Daunou,
Destutt de Tracy, Garat, Degérando, Ginguené, Lakanal, Maine de
Biran, Volney et bien d'autres - tous sont qualifiés d'Idéologues.
Mais qu'est-ce qui les relie? Suivent-ils tous une même doctrine?
Dans sa Métaphysique de Kant (1798), Destutt de Tracy présente
son point de vue sur le sujet: [...] pour reconnoître une vérité
démontrée, on n'est de l'école de personne, pas même de celui qui
l'a découverte le premier. On n'est de la secte de quelqu'un que
pour adopter celles de ses opinions qui sont contestables. C'est
pour cela qu'aujourd'hui nous autres Français, dans les sciences
idéologiques, morales et politiques, où peu de choses sont rigoureusement
prouvées, nous n'avons aucun chef de secte, nous ne suivons la bannière
de qui que ce soit. Chacun de ceux qui s'en occupent a ses opinions
personnelles très-indépendantes. Être Idéologue ne signifie
donc pas se soumettre à une doctrine absolue, mais partager certaines
vues philosophiques basées sur la tradition des Lumières, d'un Condillac
ou d'un Lavoisier, Idéologues avant la lettre, qu'il faut
cependant dépasser en fonction de nouvelles vérités. Ainsi, les
Idéologues renouent avec Condorcet, qui croit à la perfectibilité
de l'homme qui s'effectue à travers la perfectibilité des signes.
Communiquer
l'Idéologie
Les projets
pédagogiques se trouvent au centre du mouvement idéologique. Outre
l'École Normale et l'Institut National, ce sont les Écoles Centrales,
établies dans chaque département du pays, qui sont si chères aux
Idéologues. Elles marquent une rupture avec le système d'enseignement
de l'Ancien Régime et propagent l'enchaînement des connaissances
comme maxime pédagogique. Une des innovations les plus importantes
est l'introduction d'une nouvelle matière: la Grammaire Générale,
la science des signes entendue comme la continuation de la science
des idées. Comme tout emploi d'un langage, toute émission de signes
est un discours, l'objet de la Grammaire Générale est l'analyse
de toutes les espèces de discours. La Grammaire Générale se
trouve au centre du programme d'enseignement des Écoles Centrales.
C'est pour elles que Destutt de Tracy écrit ses Élémens d'idéologie
(1801 ss.), qu'il comprend comme un texte à commenter, un canevas
à remplir par les professeurs de Grammaire Générale. Ces derniers
sont tenus d'écrire des cours de Grammaire Générale destinés à servir
de manuel pour cette matière, que les Idéologues considèrent comme
la clef de voûte de l'éducation postthermidorienne.
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