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Une science
nouvelle - une nouvelle école
Le 3 brumaire
an IV (25/10/1795) marque une étape importante dans la réalisation
du projet pédagogique idéologique. C'est la date de la loi Daunou,
qui décrète la création des Écoles Centrales destinées à remplacer
les Collèges de l'Ancien Régime.
Pourquoi
le système éducatif joue-t-il un rôle si important dans le contexte
révolutionnaire? Après thermidor et sous le Directoire, la régénération
de la société prévue par les révolutionnaires est poursuivie par
les organes chargés de l'instruction publique, qui sont manifestement
influencés par les Idéologues. Cette régénération ne pouvait en
aucun cas être accomplie à l'aide des Collèges. Ni leur fondement
clérical, ni la méthode qui y était pratiquée, à savoir l'apprentissage
par cœur, ne peuvent être acceptés dans le sillage de la Révolution.
C'est pourquoi on met tous les espoirs dans la création d'une nouvelle
école. Les Écoles Centrales, pour la plupart installées dans les
bâtiments des anciens Collèges (illustre exception: l'École Centrale
de Seine-et-Oise est installée dans le château de Versailles), sont
le lieu où l'on doit former de bons citoyens, capables d'assumer
leurs droits ainsi que leurs devoirs de citoyens. Les professeurs
sont donc chargés d'une lourde responsabilité. C'est à vous que
la Nation a confié son espérance: elle vous a chargés [...] de former
pour la République la génération naissante, de lui remettre l'héritage
de lumières et de vertus que nous devons faire passer à la postérité,
écrit François de Neufchâteau, alors ministre de l'Intérieur, dans
sa circulaire aux professeurs des Écoles Centrales du 20 fructidor
an V (6/9/1797).
Par un arrêté
du 27 brumaire an VI (17/11/1797), la fréquentation d'une École
Centrale devient obligatoire pour l'accès au service de l'État.
Ainsi, on souligne la volonté de former de bons citoyens, voire
une élite républicaine. Plus tard, dans ses Observations sur
le système actuel d'instruction publique, publiées en 1801,
Destutt de Tracy ira jusqu'à formuler une conception élitiste sur
l'enseignement, proposant une éducation sommaire pour la classe
ouvrière et une éducation plus étendue pour la classe savante.
Tableau des
Départemens où les Ecoles Centrales sont en activité (2 nivôse an
VI (22/12/1797))
Noms
des
Départemens |
Noms
des villes où
siegent les écoles |
Noms
des
Departemens |
Noms
des Villes ou
siegent les écoles
centrales |
Ain
Aisne
Allier
Aube
Aude
Aveyron
Calvados
Cantal
Charente
Charente inférieure
Cher
Cote d'or
Creuse
Doubs
Eure et Loire
Finistère
Gard
Garonne Haute
Ger
Gironde
herault
Ile et Vilaine
Indre et loire
Isere
Jura
Landes
Loir et cher
Loire
Loire inferieure
Loiret
Lot
Lot et Garonne
Losere
Manche
|
Bourg
Soissons
Moulins
troyes
Carcassonne
Rhodes
Caen
St. Flour
Angoulême
Saintes
Bourges
Dijon
Aubusson
Besançon
Chartres
quimper
nimes
Toulouse
Auch
Bordeaux
montpellier
Rennes
Tours
Grenoble
Dôle
St. sever
Vendôme
Roanne
Nantes
Orleans
Cahors
agen
Mende
avranches |
Maine
et Loire
Marne
Meurthe
Meuse
Mont-blanc
Mont-terrible
Morbihan
Mozelle
Nievre
Oise
Puy de dôme
Pyrènées hautes
Pyrenèes Basses
Pyrenèes orient.
Rhin haut
Rhin Bas
Rhône
Saone haute
Saone et loire
Seine (Paris)
Seine inferieure
Seine et oise
Seine et Marne
Deux Sevres
Sommes
Tarn
Vaucluse
Vendée
Vienne
Vosges
Yonne
nord |
angers
chalons
Nancy
Verdun
chambery
Porentruy
vannes
metz
nevers
Beauvais
clermont
Tarbes
Pau
Perpignan
Colmar
Strasbourg
Lyon
Vesoul
Autun
Paris - 3 écoles
Rouen
Versailles
Fontainebleau
niort
Amiens
Albi
Carpentras
Lucon
Poitiers
Epinal
auxerre
Lille |
|
|
Certifié
véritable par moi |
|
|
|
[signé
Ginguené] |
|
La Grammaire
Générale, pivot de l'enseignement
La Grammaire
Générale occupe une place centrale dans l'enseignement. Des textes
issus d'Écoles Centrales de province montrent que cette conception
n'est pas seulement courante à Paris: Mais de toutes les études,
celles auxquelles vous devez apporter le plus d'attention, intéressants
élèves de la patrie, sont la logique et la grammaire générale. [...]
vous mettrez de l'ordre dans vos idées; vous acquerrez cette précision,
cette justesse philosophique qui rachète la sécheresse du sujet
par la netteté des conceptions. (Discours du président de l'administration
centrale de l'Isère, 30 fructidor an VII (16/9/1799)).
Directives
ministérielles
Avec la Grammaire
Générale, on introduit une matière qui n'avait pas existé auparavant.
Mais comment doit-on l'enseigner? Quel doit être le contenu de ce
cours? Au début, les professeurs jouissent d'une assez grande autonomie.
Au moyen de circulaires envoyées à chaque École Centrale, les ministres
de l'Intérieur responsables de l'Instruction publique (François
de Neufchâteau, Letourneux, Quinette, Bénézech) essaient d'abord
de se faire une idée du déroulement des cours et constatent les
succès ou les difficultés décrits par les professeurs. Puis l'orga-nisation
et le contenu du cours sont précisés au fur et à mesure que des
problèmes apparaissent. Comme fondement des cours, les œuvres de
Locke, Condillac, Dumarsais, Court de Gébelin, Debrosses, Harris
et Thurot sont recommandées. Mais à long terme, l'on ne veut pas
se contenter de baser les cours sur des livres qui ne correspondent
qu'en partie à l'idée qu'on se fait de la matière. L'objectif est
plutôt de créer un ou plusieurs manuels pouvant servir à toutes
les Écoles Centrales. C'est pourquoi tous les professeurs sont obligés
d'envoyer leurs cahiers au ministre de l'Intérieur, qui les fait
examiner par le Conseil d'Instruction publique (CIP), créé le 11
brumaire an VII (1/11/1798). Dans ce conseil, on retrouve des Idéologues
illustres, tels que Daunou, Ginguené, Garat et Destutt de Tracy.
C'est sur la base de leurs analyses et de leurs propositions que
les ministres de l'Intérieur conçoivent leurs circulaires.
Quant au contenu des cours, c'est la circulaire envoyée par Quinette
le 5ème jour complémentaire an VII (21/9/1799) qui contient le plus
de précisions sur l'enseignement de la Grammaire Générale.
5.e DIVISION. 4.e BUREAU.
ÉTABLISSEMENS LITTÉRAIRES.
Paris, le 5.e Jour complémentaire, an 7 de la République française,
une et indivisible.
LE MINISTRE de l'Intérieur,
AU PROFESSEUR de Grammaire générale à l'École centrale d
CITOYEN, par sa lettre du 20 fructidor an 5, mon prédécesseur
vous invitait à lui envoyer les cahiers sur lesquels vous faites
votre cours: cependant, malgré le long espace de temps qui s'est
écoulé depuis cette époque, rien sur ce sujet n'est parvenu de votre
part à mon ministère. Ce silence me met dans l'impossibilité de
juger de la méthode que vous avez adoptée. Je vous réitère donc
la même demande, et j'espère que cette fois ce ne sera pas infructueusement.
Ne sachant pas comment vous envisagez l'ensemble de votre cours,
je vous ferai ici quelques observations que je crois utiles, parce
que je m'aperçois que plusieurs Professeurs de grammaire générale
n'ont pas vu toute l'étendue de l'enseignement dont ils sont chargés:
ils se croient bornés à la grammaire, et c'est à tort. Le nom de
grammaire générale donné à la chaire que vous occupez, ne doit pas
faire illusion. On ne pouvait, sans doute, en choisir un plus convenable,
par beaucoup de raisons; mais, quoique préférable à tout autre,
il a l'inconvénient de n'exprimer qu'en partie ce que vous devez
enseigner: car votre cours doit comprendre l'idéologie, la grammaire
générale, la grammaire française et la logique.
En effet, Citoyen, dans l'ensemble de l'éducation, votre cours doit
être le complément et le couronnement des cours de langues anciennes,
et l'introduction aux cours de belles-lettres, d'histoire et de
législation. Or, vous n'ignorez pas que dans le nouveau système
d'instruction, auquel préside exclusivement la méthode qui consiste
à aller toujours du connu à l'inconnu, les Professeurs de langues
anciennes doivent, avant d'entrer en matière, faire observer aux
enfans, comment, depuis leur naissance, ils ont appris le peu qu'ils
savent; leur faire remarquer ce qu'ils font quand ils pensent et
quand ils parlent; c'est-à-dire, leur donner les faibles notions
d'idéologie et de la grammaire générale qui sont à la portée de
cet âge, et qui sont nécessaires pour bien comprendre les règles
d'une langue quelconque, et pour en abréger l'étude.
Par la même raison, votre cours venant après celui de langues anciennes,
vous devez d'abord profiter des connaissances acquises par les élèves
dans cet intervalle, pour leur donner des leçons plus approfondies
sur l'idéologie et la grammaire générale; car c'est là l'époque
où ils doivent apprendre réellement ces deux sciences. Ensuite,
il faut appliquer ces connaissances à la grammaire française, puisqu'elle
est le premier pas dans l'étude des belles-lettres; et enfin, il
faut en tirer les règles de l'art de raisonner, puisque c'est là
le fil conducteur qui doit aider les jeunes gens à apprécier les
hommes et les choses, les faits et les institutions, dans les cours
d'histoire et de législation, et les guider pendant le reste de
leur vie.
Je n'ai pas besoin de vous dire que par l'art de raisonner, je n'entends
pas la vaine recherche de toutes les différentes formes du raisonnement,
mais l'étude solide de ce qui constitue la certitude de nos connaissances,
et la vérité de nos propositions, et la justesse de nos déductions;
en un mot, le fond du raisonnement. Pour la première, il suffirait
de rajeunir presque sans choix d'anciennes doctrines; mais la seconde
ne peut être basée que sur l'examen attentif de nos facultés intellectuelles,
et de l'effet que produisent sur elles la fréquente répétition des
mêmes opérations, et l'usage continuel des signes avec lesquels
nous combinons et communiquons nos idées. Voilà pourquoi cette étude
est le complément naturel de votre cours.
Il doit donc, comme je l'ai dit, être composé de quatre parties,
toutes essentielles; je vous engage de nouveau à vous occuper de
les rédiger. Il est à désirer qu'elles soient distinctes et séparées
l'une de l'autre, 1.o parce que si pour l'une d'elles vous étiez
pleinement satisfait d'un ouvrage imprimé quelconque, français ou
étranger, et si vous vous déterminiez à le suivre, il suffirait
de me l'indiquer; 2.o il peut arriver que l'une de ces parties soit
mieux traitée dans un cours, et l'autre dans un autre; et par la
suite on pourrait réunir les meilleures, et faire jouir le public
d'un ouvrage complet dans ce genre; avantage précieux qui nous manque
jusqu'à présent.
Telles sont, Citoyen, les réflexions que je livre à vos méditations.
Je suis entré dans ces détails, pour que vous connaissiez bien ce
que j'attends de vous. Je suis persuadé que votre zèle pour le perfectionnement
de l'enseignement vous portera à ne plus différer de remplir mes
vues à cet égard
Salut et Fraternité.
QUINETTE.
Dans l'esprit d'une éducation uniforme, François de Neufchâteau
propose, dans sa circulaire du 10 germinal an VII (30/3/1799), d'organiser
un concours général entre toutes les Écoles Centrales et dans toutes
les matières. L'émulation à laquelle vise ce concours constitue
un principe essentiel de la pédagogie pratiquée dans les Écoles
Centrales: avec les exercices publics et les distributions des prix,
on espère stimuler l'ambition des élèves et, par là, contribuer
au progrès des sciences.
La réalité dans les départements
La source la
plus importante pour l'évaluation des cours faite par le CIP, ce
sont les réponses des professeurs à la circulaire que François de
Neufchâteau leur adresse le 20 floréal an VII (9/5/1799). Cette
circulaire contient des questions relatives à la personne du professeur
(âge, formation, publications), au contenu et à l'organisation de
ses cours (ouvrages utilisés, méthode employée, nombre d'élèves,
durée des cours).
Le tableau des réponses des professeurs (quatre-vingts pour cent
des écoles ont répondu au questionnaire) montre que la situation
de l'enseignement de la Grammaire Générale est très hétérogène.
Dans un certain nombre de départements, l'enseignement fonctionne
comme prévu:
Renseignemens
fournis par les Professeurs de Grammaire G.ale. |
Noms
des
Dép.ts |
Noms
des
Professeurs. |
Durée
et ordre
des Cours. |
Systême
d'enseignement. |
Mont-blanc.
|
Ducret.
|
1.
an, à 8.
leçons p.d.
|
Le
C.en Ducret a envoyé au Ministre le plan de son Cours;
ce qu'il dit des Prof.rs ses Confrères qui font un Cours
de Grammaire particulière, fait voir qu'il a saisi le
but et l'esprit de l'enseignement dont il est chargé;
il paroît suivre la marche de Condillac; il annonce qu'il
s'occupe d'un ouvrage intitulé: Plan de l'analyse de l'entendement
humain et de logique, qu'il doit adresser au Ministre;
il prévient qu'il a profité des excellents morceaux insérés
dans les mémoires de l'institut. Il n'a que 22. Eleves. |
|
Cependant, ce n'est pas le cas dans tous les départements. Les problèmes
qu'on rencontre le plus fréquemment dans le rapport du CIP sont
les suivants:
- Certains
professeurs de Grammaire Générale n'arrivent pas à cerner l'objet
de la Grammaire Générale
Renseignemens
fournis par les Professeurs de Grammaire G.ale. |
Noms
des
Dép.ts |
Noms
des
Professeurs. |
Durée
et ordre
des Cours. |
Systême
d'enseignement. |
La
Meuse.
|
Domange.
|
1.
an, à 16.
leçons par décade.
|
Le
C.en Domange n'a pas saisi l'esprit du cours dont il est
chargé; il paroît d'après les livres qu'il donne comme
texte de ses leçons, qu'il se borne à un Cours de Gram.re
françoise et latine Comparée, en y joignant quelques leçons
de Morale. La Grammaire de Boinvilliers pour le latin,
celle de Condillac (pour la Gram.re francoise, dit-il,)
le Catéchisme de la Chabeaussière, et les leçons d'un
père à son fils par François de Neufchâteau; tels sont
les livres qu'ont entre leurs mains les cinq Elèves qui
composent son Cours. |
|
- Les élèves
n'ont aucune formation préalable qui les mettrait en état de suivre
l'enseignement de la Grammaire Générale
- Les connaissances
que les élèves ont de la langue française sont insuffisantes
Renseignemens
fournis par les Professeurs de Grammaire G.ale. |
Noms
des
Dép.ts |
Noms
des
Professeurs. |
Durée
et ordre
des Cours. |
Systême
d'enseignement. |
La
Creuse.
|
J.
Cazalis.
|
1.
an, à 8.
leçons p.d.
|
Le
C.en Cazalis se plaint de l'état d'ignorance dans lequel
ses Elèves lui arrivent; ils Savent a peine lire, et ne
parlent qu'en patois. Il a essayé de leur expliquer
la Gram.re de Condillac et sa logique; mais il n'étoit
pas entendu; il a pris le parti d'expliquer DeWailli à
ses élèves, de leur faire lire la Lafontaine, M. de Serigné
&c en profitant de ces lectures pour faire des applications
favorables au but qu'il doit se proposer. Ce prof.r paroît
plein de zèle. il a très peu d'élèves, il est très mal
payé et Se plaint de manque de livres et de Conseils. |
|
- Les élèves
s'attendent à un cours de Grammaire Française
Renseignemens
fournis par les Professeurs de Grammaire G.ale. |
Noms
des
Dép.ts |
Noms
des
Professeurs. |
Durée
et ordre
des Cours. |
Systême
d'enseignement. |
les
Ardennes.
|
Magin.
|
2.
ans, à 4. leçons p.d.
|
Le
C.en Magin a beaucoup étudié les ouvrages de Condillac,
de Locke et de Bacon; cette étude l'a mis a portée de
former un Cours Complet de Grammaire G.ale divisé en trois
parties la 1.re est intitulée: Essai d'analyse de l'entende-ment
humain; La 2.e Essai de Logique; la 3.e Essai
sur l'art de la parole. C'est de cet ouvrage qu'il
se sert pour son Cours, il en a adressé une analyse au
Ministre par l'intermédiaire du Commissaire du Directoire
près son Dép.t. Il prie le Ministre de lui dire s'il l'a
reçue. ce prof.r fait une remarque assez Singulière C'est
qu'à l'ouverture de son cours les Elèves ont afflué Croyant
qu'il enseignoit la Grammaire françoise, et que
voyant quel étoit l'objet de son Cours ils ont déserté
l'Ecole. Il n'a gardé que sept auditeurs. |
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Le déclin
d'une matière
Destutt de Tracy
joue un rôle très important dans la formation de la nouvelle matière,
la Grammaire Générale: non seulement il fait partie du CIP chargé
d'examiner les cahiers des professeurs dans l'optique de la recherche
de manuels, mais il s'engage aussi activement dans cette affaire.
En effet, ses Élémens d'idéologie représentent une proposition
de manuel pour l'enseignement de la Grammaire Générale. Mais lorsque,
en 1801, paraît le premier volume des Élémens, le CIP avait
déjà été dissous par le nouveau ministre de l'Intérieur, Lucien
Bonaparte. Le 11 floréal an X (1/5/1802), Napoléon Bonaparte substitue
les Lycées aux Écoles Centrales, revenant ainsi à un système d'enseignement
dans la tradition des anciens Collèges, dans lequel la Grammaire
Générale n'a plus de raison d'être. Comme la nouvelle loi n'est
appliquée que lentement, beaucoup d'Écoles Centrales continuent
à exister jusqu'à la création des Lycées. Ainsi, l'École Centrale
de l'Ardèche ne cesse ses activités qu'en l'an XII (1804), celle
de l'Aveyron fonctionne même jusqu'en mars 1808.
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