Victor, l'enfant sauvage - mythe et réalité
Brigitte Schlieben-Lange en tant que Dix-huitièmiste
Brigitte Schlieben-Lange
La révolution de la langue et de l'instruction
Comment former des enfants sages?
Stendhal, 'enfant sage' à l'École Centrale de Grenoble
La formation du discours: La Grammaire Générale dans les Écoles Centrales (1795-1802)
Le sujet de l'expérience pédagogique: l'enfant sauvage de l'Aveyron
Destutt de Tracy et les Idéologues
Comment former des enfants sages?
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Une science nouvelle - une nouvelle école

Le 3 brumaire an IV (25/10/1795) marque une étape importante dans la réalisation du projet pédagogique idéologique. C'est la date de la loi Daunou, qui décrète la création des Écoles Centrales destinées à remplacer les Collèges de l'Ancien Régime.
Pourquoi le système éducatif joue-t-il un rôle si important dans le contexte révolutionnaire? Après thermidor et sous le Directoire, la régénération de la société prévue par les révolutionnaires est poursuivie par les organes chargés de l'instruction publique, qui sont manifestement influencés par les Idéologues. Cette régénération ne pouvait en aucun cas être accomplie à l'aide des Collèges. Ni leur fondement clérical, ni la méthode qui y était pratiquée, à savoir l'apprentissage par cœur, ne peuvent être acceptés dans le sillage de la Révolution. C'est pourquoi on met tous les espoirs dans la création d'une nouvelle école. Les Écoles Centrales, pour la plupart installées dans les bâtiments des anciens Collèges (illustre exception: l'École Centrale de Seine-et-Oise est installée dans le château de Versailles), sont le lieu où l'on doit former de bons citoyens, capables d'assumer leurs droits ainsi que leurs devoirs de citoyens. Les professeurs sont donc chargés d'une lourde responsabilité. C'est à vous que la Nation a confié son espérance: elle vous a chargés [...] de former pour la République la génération naissante, de lui remettre l'héritage de lumières et de vertus que nous devons faire passer à la postérité, écrit François de Neufchâteau, alors ministre de l'Intérieur, dans sa circulaire aux professeurs des Écoles Centrales du 20 fructidor an V (6/9/1797).
Par un arrêté du 27 brumaire an VI (17/11/1797), la fréquentation d'une École Centrale devient obligatoire pour l'accès au service de l'État. Ainsi, on souligne la volonté de former de bons citoyens, voire une élite républicaine. Plus tard, dans ses Observations sur le système actuel d'instruction publique, publiées en 1801, Destutt de Tracy ira jusqu'à formuler une conception élitiste sur l'enseignement, proposant une éducation sommaire pour la classe ouvrière et une éducation plus étendue pour la classe savante.

Tableau des Départemens où les Ecoles Centrales sont en activité (2 nivôse an VI (22/12/1797))

Noms des
Départemens
Noms des villes où
siegent les écoles
Noms des
Departemens
Noms des Villes ou
siegent les écoles
centrales
Ain
Aisne
Allier
Aube
Aude
Aveyron
Calvados
Cantal
Charente
Charente inférieure
Cher
Cote d'or
Creuse
Doubs
Eure et Loire
Finistère
Gard
Garonne Haute
Ger
Gironde
herault
Ile et Vilaine
Indre et loire
Isere
Jura
Landes
Loir et cher
Loire
Loire inferieure
Loiret
Lot
Lot et Garonne
Losere
Manche

Bourg
Soissons
Moulins
troyes
Carcassonne
Rhodes
Caen
St. Flour
Angoulême
Saintes
Bourges
Dijon
Aubusson
Besançon
Chartres
quimper
nimes
Toulouse
Auch
Bordeaux
montpellier
Rennes
Tours
Grenoble
Dôle
St. sever
Vendôme
Roanne
Nantes
Orleans
Cahors
agen
Mende
avranches
Maine et Loire
Marne
Meurthe
Meuse
Mont-blanc
Mont-terrible
Morbihan
Mozelle
Nievre
Oise
Puy de dôme
Pyrènées hautes
Pyrenèes Basses
Pyrenèes orient.
Rhin haut
Rhin Bas
Rhône
Saone haute
Saone et loire
Seine (Paris)
Seine inferieure
Seine et oise
Seine et Marne
Deux Sevres
Sommes
Tarn
Vaucluse
Vendée
Vienne
Vosges
Yonne
nord
angers
chalons
Nancy
Verdun
chambery
Porentruy
vannes
metz
nevers
Beauvais
clermont
Tarbes
Pau
Perpignan
Colmar
Strasbourg
Lyon
Vesoul
Autun
Paris - 3 écoles
Rouen
Versailles
Fontainebleau
niort
Amiens
Albi
Carpentras
Lucon
Poitiers
Epinal
auxerre
Lille
    Certifié véritable par moi
      [signé Ginguené]

 

La Grammaire Générale, pivot de l'enseignement

La Grammaire Générale occupe une place centrale dans l'enseignement. Des textes issus d'Écoles Centrales de province montrent que cette conception n'est pas seulement courante à Paris: Mais de toutes les études, celles auxquelles vous devez apporter le plus d'attention, intéressants élèves de la patrie, sont la logique et la grammaire générale. [...] vous mettrez de l'ordre dans vos idées; vous acquerrez cette précision, cette justesse philosophique qui rachète la sécheresse du sujet par la netteté des conceptions. (Discours du président de l'administration centrale de l'Isère, 30 fructidor an VII (16/9/1799)).

Directives ministérielles

Avec la Grammaire Générale, on introduit une matière qui n'avait pas existé auparavant. Mais comment doit-on l'enseigner? Quel doit être le contenu de ce cours? Au début, les professeurs jouissent d'une assez grande autonomie. Au moyen de circulaires envoyées à chaque École Centrale, les ministres de l'Intérieur responsables de l'Instruction publique (François de Neufchâteau, Letourneux, Quinette, Bénézech) essaient d'abord de se faire une idée du déroulement des cours et constatent les succès ou les difficultés décrits par les professeurs. Puis l'orga-nisation et le contenu du cours sont précisés au fur et à mesure que des problèmes apparaissent. Comme fondement des cours, les œuvres de Locke, Condillac, Dumarsais, Court de Gébelin, Debrosses, Harris et Thurot sont recommandées. Mais à long terme, l'on ne veut pas se contenter de baser les cours sur des livres qui ne correspondent qu'en partie à l'idée qu'on se fait de la matière. L'objectif est plutôt de créer un ou plusieurs manuels pouvant servir à toutes les Écoles Centrales. C'est pourquoi tous les professeurs sont obligés d'envoyer leurs cahiers au ministre de l'Intérieur, qui les fait examiner par le Conseil d'Instruction publique (CIP), créé le 11 brumaire an VII (1/11/1798). Dans ce conseil, on retrouve des Idéologues illustres, tels que Daunou, Ginguené, Garat et Destutt de Tracy. C'est sur la base de leurs analyses et de leurs propositions que les ministres de l'Intérieur conçoivent leurs circulaires.
Quant au contenu des cours, c'est la circulaire envoyée par Quinette le 5ème jour complémentaire an VII (21/9/1799) qui contient le plus de précisions sur l'enseignement de la Grammaire Générale.

5.e DIVISION. 4.e BUREAU.
ÉTABLISSEMENS LITTÉRAIRES.
Paris, le 5.e Jour complémentaire, an 7 de la République française, une et indivisible.
LE MINISTRE de l'Intérieur,
AU PROFESSEUR de Grammaire générale à l'École centrale d
CITOYEN, par sa lettre du 20 fructidor an 5, mon prédécesseur vous invitait à lui envoyer les cahiers sur lesquels vous faites votre cours: cependant, malgré le long espace de temps qui s'est écoulé depuis cette époque, rien sur ce sujet n'est parvenu de votre part à mon ministère. Ce silence me met dans l'impossibilité de juger de la méthode que vous avez adoptée. Je vous réitère donc la même demande, et j'espère que cette fois ce ne sera pas infructueusement.
Ne sachant pas comment vous envisagez l'ensemble de votre cours, je vous ferai ici quelques observations que je crois utiles, parce que je m'aperçois que plusieurs Professeurs de grammaire générale n'ont pas vu toute l'étendue de l'enseignement dont ils sont chargés: ils se croient bornés à la grammaire, et c'est à tort. Le nom de grammaire générale donné à la chaire que vous occupez, ne doit pas faire illusion. On ne pouvait, sans doute, en choisir un plus convenable, par beaucoup de raisons; mais, quoique préférable à tout autre, il a l'inconvénient de n'exprimer qu'en partie ce que vous devez enseigner: car votre cours doit comprendre l'idéologie, la grammaire générale, la grammaire française et la logique.
En effet, Citoyen, dans l'ensemble de l'éducation, votre cours doit être le complément et le couronnement des cours de langues anciennes, et l'introduction aux cours de belles-lettres, d'histoire et de législation. Or, vous n'ignorez pas que dans le nouveau système d'instruction, auquel préside exclusivement la méthode qui consiste à aller toujours du connu à l'inconnu, les Professeurs de langues anciennes doivent, avant d'entrer en matière, faire observer aux enfans, comment, depuis leur naissance, ils ont appris le peu qu'ils savent; leur faire remarquer ce qu'ils font quand ils pensent et quand ils parlent; c'est-à-dire, leur donner les faibles notions d'idéologie et de la grammaire générale qui sont à la portée de cet âge, et qui sont nécessaires pour bien comprendre les règles d'une langue quelconque, et pour en abréger l'étude.
Par la même raison, votre cours venant après celui de langues anciennes, vous devez d'abord profiter des connaissances acquises par les élèves dans cet intervalle, pour leur donner des leçons plus approfondies sur l'idéologie et la grammaire générale; car c'est là l'époque où ils doivent apprendre réellement ces deux sciences. Ensuite, il faut appliquer ces connaissances à la grammaire française, puisqu'elle est le premier pas dans l'étude des belles-lettres; et enfin, il faut en tirer les règles de l'art de raisonner, puisque c'est là le fil conducteur qui doit aider les jeunes gens à apprécier les hommes et les choses, les faits et les institutions, dans les cours d'histoire et de législation, et les guider pendant le reste de leur vie.
Je n'ai pas besoin de vous dire que par l'art de raisonner, je n'entends pas la vaine recherche de toutes les différentes formes du raisonnement, mais l'étude solide de ce qui constitue la certitude de nos connaissances, et la vérité de nos propositions, et la justesse de nos déductions; en un mot, le fond du raisonnement. Pour la première, il suffirait de rajeunir presque sans choix d'anciennes doctrines; mais la seconde ne peut être basée que sur l'examen attentif de nos facultés intellectuelles, et de l'effet que produisent sur elles la fréquente répétition des mêmes opérations, et l'usage continuel des signes avec lesquels nous combinons et communiquons nos idées. Voilà pourquoi cette étude est le complément naturel de votre cours.
Il doit donc, comme je l'ai dit, être composé de quatre parties, toutes essentielles; je vous engage de nouveau à vous occuper de les rédiger. Il est à désirer qu'elles soient distinctes et séparées l'une de l'autre, 1.o parce que si pour l'une d'elles vous étiez pleinement satisfait d'un ouvrage imprimé quelconque, français ou étranger, et si vous vous déterminiez à le suivre, il suffirait de me l'indiquer; 2.o il peut arriver que l'une de ces parties soit mieux traitée dans un cours, et l'autre dans un autre; et par la suite on pourrait réunir les meilleures, et faire jouir le public d'un ouvrage complet dans ce genre; avantage précieux qui nous manque jusqu'à présent.
Telles sont, Citoyen, les réflexions que je livre à vos méditations. Je suis entré dans ces détails, pour que vous connaissiez bien ce que j'attends de vous. Je suis persuadé que votre zèle pour le perfectionnement de l'enseignement vous portera à ne plus différer de remplir mes vues à cet égard

Salut et Fraternité.
QUINETTE.

Dans l'esprit d'une éducation uniforme, François de Neufchâteau propose, dans sa circulaire du 10 germinal an VII (30/3/1799), d'organiser un concours général entre toutes les Écoles Centrales et dans toutes les matières. L'émulation à laquelle vise ce concours constitue un principe essentiel de la pédagogie pratiquée dans les Écoles Centrales: avec les exercices publics et les distributions des prix, on espère stimuler l'ambition des élèves et, par là, contribuer au progrès des sciences.

La réalité dans les départements

La source la plus importante pour l'évaluation des cours faite par le CIP, ce sont les réponses des professeurs à la circulaire que François de Neufchâteau leur adresse le 20 floréal an VII (9/5/1799). Cette circulaire contient des questions relatives à la personne du professeur (âge, formation, publications), au contenu et à l'organisation de ses cours (ouvrages utilisés, méthode employée, nombre d'élèves, durée des cours).
Le tableau des réponses des professeurs (quatre-vingts pour cent des écoles ont répondu au questionnaire) montre que la situation de l'enseignement de la Grammaire Générale est très hétérogène. Dans un certain nombre de départements, l'enseignement fonctionne comme prévu:

Renseignemens fournis par les Professeurs de Grammaire G.ale.
Noms des
Dép.ts
Noms des
Professeurs
.
Durée et ordre
des Cours.
Systême d'enseignement.
Mont-blanc.
Ducret.
1. an, à 8.
leçons p.d.
Le C.en Ducret a envoyé au Ministre le plan de son Cours; ce qu'il dit des Prof.rs ses Confrères qui font un Cours de Grammaire particulière, fait voir qu'il a saisi le but et l'esprit de l'enseignement dont il est chargé; il paroît suivre la marche de Condillac; il annonce qu'il s'occupe d'un ouvrage intitulé: Plan de l'analyse de l'entendement humain et de logique, qu'il doit adresser au Ministre; il prévient qu'il a profité des excellents morceaux insérés dans les mémoires de l'institut. Il n'a que 22. Eleves.


Cependant, ce n'est pas le cas dans tous les départements. Les problèmes qu'on rencontre le plus fréquemment dans le rapport du CIP sont les suivants:

  • Certains professeurs de Grammaire Générale n'arrivent pas à cerner l'objet de la Grammaire Générale

Renseignemens fournis par les Professeurs de Grammaire G.ale.
Noms des
Dép.ts
Noms des
Professeurs
.
Durée et ordre
des Cours.
Systême d'enseignement.
La Meuse.
Domange.
1. an, à 16.
leçons par décade.
Le C.en Domange n'a pas saisi l'esprit du cours dont il est chargé; il paroît d'après les livres qu'il donne comme texte de ses leçons, qu'il se borne à un Cours de Gram.re françoise et latine Comparée, en y joignant quelques leçons de Morale. La Grammaire de Boinvilliers pour le latin, celle de Condillac (pour la Gram.re francoise, dit-il,) le Catéchisme de la Chabeaussière, et les leçons d'un père à son fils par François de Neufchâteau; tels sont les livres qu'ont entre leurs mains les cinq Elèves qui composent son Cours.

  • Les élèves n'ont aucune formation préalable qui les mettrait en état de suivre l'enseignement de la Grammaire Générale
  • Les connaissances que les élèves ont de la langue française sont insuffisantes
Renseignemens fournis par les Professeurs de Grammaire G.ale.
Noms des
Dép.ts
Noms des
Professeurs
.
Durée et ordre
des Cours.
Systême d'enseignement.
La Creuse.
J. Cazalis.
1. an, à 8.
leçons p.d.
Le C.en Cazalis se plaint de l'état d'ignorance dans lequel ses Elèves lui arrivent; ils Savent a peine lire, et ne parlent qu'en patois. Il a essayé de leur expliquer la Gram.re de Condillac et sa logique; mais il n'étoit pas entendu; il a pris le parti d'expliquer DeWailli à ses élèves, de leur faire lire la Lafontaine, M. de Serigné &c en profitant de ces lectures pour faire des applications favorables au but qu'il doit se proposer. Ce prof.r paroît plein de zèle. il a très peu d'élèves, il est très mal payé et Se plaint de manque de livres et de Conseils.
  • Les élèves s'attendent à un cours de Grammaire Française
Renseignemens fournis par les Professeurs de Grammaire G.ale.
Noms des
Dép.ts
Noms des
Professeurs
.
Durée et ordre
des Cours.
Systême d'enseignement.
les Ardennes.
Magin.
2. ans, à 4. leçons p.d.
Le C.en Magin a beaucoup étudié les ouvrages de Condillac, de Locke et de Bacon; cette étude l'a mis a portée de former un Cours Complet de Grammaire G.ale divisé en trois parties la 1.re est intitulée: Essai d'analyse de l'entende-ment humain; La 2.e Essai de Logique; la 3.e Essai sur l'art de la parole. C'est de cet ouvrage qu'il se sert pour son Cours, il en a adressé une analyse au Ministre par l'intermédiaire du Commissaire du Directoire près son Dép.t. Il prie le Ministre de lui dire s'il l'a reçue. ce prof.r fait une remarque assez Singulière C'est qu'à l'ouverture de son cours les Elèves ont afflué Croyant qu'il enseignoit la Grammaire françoise, et que voyant quel étoit l'objet de son Cours ils ont déserté l'Ecole. Il n'a gardé que sept auditeurs.

Le déclin d'une matière

Destutt de Tracy joue un rôle très important dans la formation de la nouvelle matière, la Grammaire Générale: non seulement il fait partie du CIP chargé d'examiner les cahiers des professeurs dans l'optique de la recherche de manuels, mais il s'engage aussi activement dans cette affaire. En effet, ses Élémens d'idéologie représentent une proposition de manuel pour l'enseignement de la Grammaire Générale. Mais lorsque, en 1801, paraît le premier volume des Élémens, le CIP avait déjà été dissous par le nouveau ministre de l'Intérieur, Lucien Bonaparte. Le 11 floréal an X (1/5/1802), Napoléon Bonaparte substitue les Lycées aux Écoles Centrales, revenant ainsi à un système d'enseignement dans la tradition des anciens Collèges, dans lequel la Grammaire Générale n'a plus de raison d'être. Comme la nouvelle loi n'est appliquée que lentement, beaucoup d'Écoles Centrales continuent à exister jusqu'à la création des Lycées. Ainsi, l'École Centrale de l'Ardèche ne cesse ses activités qu'en l'an XII (1804), celle de l'Aveyron fonctionne même jusqu'en mars 1808.